« Tous les souvenirs de ma vie ne sont que des durées d’images seulement corrompues et en parties aveuglées par cette tache noire qui représenterait ma présence passée en elles ou l’adossement de tout mon espoir d’y avoir été, d’y demeurer encore ; des images sans cesse inachevées par cet imprescriptible lien que j’appelle mon passé » (1).
Le travail de Jeannie Brie interroge la construction des images fixes comme animées tout comme il interroge la construction des souvenirs, tant leur élaboration semble se fabriquer de pair. Des images et des souvenirs qui constituent la ressource d’une œuvre au long cours questionnant leurs réminiscences et la construction d’une mémoire, autant individuelle que collective, passant « toute entière du côté d’un oubli qui fait « revenir » les souvenirs par une voie nouvelle »(2).
On dit de l’image qu’elle est une représentation visuelle qui « se présente comme un dédoublement du réel auquel elle se substitue, […] le réel [y étant] comme effacé au profit de ce qui devient son image réalisée. Dans cette réalisation, l’image acquiert le statut de réel et celui-ci est comme enfoui, en réserve »(3). Cette représentation, selon Hamelin, devient le point d’émergence de la conscience comme liaison du sujet et de l’objet : « La représentation, ne [représentant] pas, ne [reflétant] pas un objet et un sujet qui existeraient sans elle, [mais étant] l’objet et le sujet, […] la réalité même »(4).
L’image ne serait donc plus un substitut à la réalité mais la réalité elle-même. En cela, « fabriquer une image, ce [ne serait] pas illustrer une idée ou capter une réalité : mais bien agir sur la réalité »(5), l’image nous faisant passer d’un « mode sensible à celui de l’entendement, [de] l’essence des choses, que nous saisissons un peu comme un parfum ou une saveur »(6). C’est en ce sens que l’image se rapporte à la mémoire.
La mémoire, elle, n’est pas une capacité particulière. Elle est ce que le cerveau ajoute au monde environnant pour qu’il garde trace des choses perçues et puisse les restituer au travers d’un ensemble de chemins sollicitant autant de structures cérébrales que de trajectoires mémorielles présentes. Elle enregistre tous les événements de notre vie quotidienne et les restitue à travers, plus particulièrement, la mémoire sémantique et la mémoire épisodique, la mémoire sémantique étant celle du langage et des connaissances sur le monde et sur soi, la mémoire épisodique, celle des moments personnellement vécus.
C’est cet entrelacement des mémoires, de ces images-souvenirs comme les nomme Bergson, de ces plis et replis contractés de notre passé qui fait que l’on pense souvent que nos souvenirs sont conformes à la réalité même si ce n’est pas le cas : notre mémoire n’enregistre pas littéralement tout ce que l’on expérimente, elle stocke ces éléments de manière parcellaire puis les reconstitue en les réinterprétant, en les dégradant parfois.
C’est ce procédé qu’a repris Jeannie Brie dans la mise en oeuvre de son installation. À partir d’un corpus d’images et de sons issus de ses films de famille, elle a construit un cadre de variations aléatoires qui se déploient et s’entremêlent par strates. Reprenant le principe des structures mémorielles, elle s’attache à mettre en exergue à travers « Singuliers Pluriel » ces moments mouvants de notre mémoire, les faisant ricocher d’écran en écran, offrant une variation sur le même thème, celui du souvenir singulier et de ses multiples réapparitions et ré-interprétations sensorielles. Elle explore ainsi son subconscient mais aussi celui du regardeur, l’enjoignant à faire de même.
Dès lors, l’exploration par Jeannie Brie de ses films de famille se transforme en un théâtre de la mémoire, théâtre individuel qui devient par le biais de sa projection dans la psyché mentale des visiteurs une expérience remémorative collective. Elle les plonge dans l’évocation et le cheminement de leurs propres souvenirs par un entrelacs de sons, d’images et d’objets vernaculaires, dont les effets manifestes sont d’être « un réservoir d’instants d’âmes »(7), le souvenir bien avant ce dont le souvenir se souvient.
Singuliers Pluriel possède alors la propriété de construire un bloc mémoriel qui investit l’esprit du spectateur et lui tient lieu de souvenir. En déconstruisant puis en recomposant différents éléments entremêlés pour en comprendre leur essence, Jeannie Brie métamorphose ces matériaux spécifiques en un « récit d’éternité »(8) qui permet au spectateur de reconnaitre dans ces extraits choisis un morceau de lui-même et d’y trouver sa place, une place active.
(1) in Jean-Louis Schefer, L’homme ordinaire du cinéma, Cahiers du cinéma et Gallimard, 1980 , p 160
(2) in Jean-Louis Leutrat, Des traces qui nous ressemblent, Editions Compact, 1990, p 88
(3) in Louis Ucciani, « Image et représentation », Philosophique [En ligne], n°23, 2020
(4) in Octave Hamelin, Essai sur les éléments principaux de la Représentation, Paris, Alcan, 1925, p 374
(5) in Cédric Enjalibert, Georges Didi-Huberman, « Les images sont des actes et non pas seulement des objets décoratifs ou des fantasmes » in Philosophie magazine 16 octobre 2016
(6) in Gilbert Cohen-Séat, Essai sur les principes d’une philosophie du cinéma, PUF, 1958, p 86
(7) in Gilbert Cohen-Séat, Essai sur les principes d’une philosophie du cinéma, PUF, 1958, p 99
(8) in Jean-Pierre Esquenazi, Film, perception et mémoire, Editions L’Harmattan, 1994, p 39
Hors les murs : Jeannie Brie_Singuliers Pluriel
CCAM – Vandœuvre-les-Nancy
16 mai – 6 juin
Vernissage le 15 mai à 19h
Avec le soutien du CNC, de la DRAC Grand Est, de la Région Grand Est, du CCAM , de l’IUT Nancy Brabois – département réseaux et télécoms, de GRAVE et du Centre Pompidou – Metz.
Consultant scientifique : Dr Olivier Aron, neurologue