La notion de récit est au cœur du travail de Camille Tsvetoukhine. Ce qui l’intéresse notamment, ce sont les techniques et les structures narratives qu’un récit met en œuvre. En ancrant dans le réel la narration de ceux qu’elle compose à travers ses œuvres, installations et expositions, elle questionne ce réel pour en soulever les biais structurels de fabrication et de lecture. Il s’agit alors pour elle de le décaler, de lui faire faire un pas de côté et de l’ouvrir à d’autres perspectives et d’autres interprétations. En d’autres termes, de s’attacher à l’idée de narration spéculative développée par la philosophe Donna Haraway.
Cette dernière milite pour une science de relève(1) ou de sciences situées afin d’ouvrir les savoirs scientifiques à d’autres points de vue livrant des récits engageant « une traduction plus juste, plus acceptable, plus riche du monde»(2). Il s’agit dès lors de reconnaitre que ces savoirs sont des tissages inextricables de faits et de fictions et doivent « fonder [leur] capacité de voir à partir des marges et des profondeurs »(3) pour trouver « les connexions et les ouvertures inattendues»(4) afin de donner « des récits plus justes du monde »(5). Elle n’appelle pas tant « à disqualifier la science qu’à investir l’espace de la fiction en son nom »(6).
C’est donc tout l’enjeu du travail de Camille Tsvetoukhine que de créer de nouveaux récits qui, à l’instar de ce que Donna Haraway préconise en parlant de narration spéculative, se glissent dans les brèches du réel afin de le ré-enchanter. Cet enjeu prend dans l’exposition qu’elle a créé pour openspace la forme d’un conte qui plonge ses racines dans la période pré-capitaliste, l’apparition des enclosures et le glanage.
Ce mouvement des enclosures a commencé en Angleterre au XVIe mais a concerné, au final, l’Europe entière. Il s’agit de la première manifestation d’un changement comportemental et sociétal à l’origine du capitalisme et de la révolution industrielle. Il consiste en l’appropriation par une minorité aristocratique et bourgeoise des champs ouverts et pâturages communs cultivés par les communautés villageoises pour leur usage exclusif.
Ce mouvement général de privatisation et de pillage des terrains communaux a provoqué de nombreux soulèvements des populations auxquels ont participé de nombreuses femmes, concernées à premier titre par cette spoliation les privant d’un élément vital de leur quotidien, le glanage, les privant également d’un espace de socialisation quotidien. Les femmes ont été celles qui ont le plus souffert de la perte de ces terres, qui a entrainé l’effondrement des communautés villageoises, et se sont vues peu à peu effacées de l’espace social tel que conceptualisé par Pierre Bourdieu.
Cet effacement et cette transformation du rôle social des femmes se sont produits dans un mouvement simultané qui a vu « au même moment où les paysans furent arrachés de la terre, les cérémonies célébrant ce lien ancestral […] proclamées démoniaques et sataniques »(7). Ce fut ainsi à l’initiative de cette classe proto-capitaliste que « la chasse aux sorcières commença, à la fois comme une plateforme à partir de laquelle un large éventail de croyances et pratiques populaires […] pouvaient être poursuivies en justice, et comme une arme qui pourrait vaincre la résistance à la restructuration économique et sociale »(8).
Les œuvres de l’exposition entremêlent tous ces faits et redonnent toutes leurs places aux femmes dans cette Histoire qui les néglige et contribue à leur effacement de nos espaces sociaux. Camille Tsvetoukhine restitue ainsi aux femmes leur rôle premier dans la lutte, toujours actuelle, contre l’exploitation par le capital de la nature, en tant qu’intercesseuses des formes du vivant, dans « cette perspective, où la nature était perçue comme un univers de signes et de signatures, indiquant d’invisibles affinités qui devaient être déchiffrées »(9).
Il s’agit, pour elle, de developper une « vision, [une] valeur commune, peut être la base d’un pouvoir que personne ne peut exercer seul – le pouvoir de redonner forme à nos vies communes, le pouvoir de changer la réalité »(10) et qui « peut ouvrir des chemins conduisant hors des cultures patriarcales, ouvrir des canaux aux pouvoirs dont nous avons besoin pour transformer nos visions et nos histoires »(11).
(1) Terme emprunté à Sandra Harding
(2) Donna Haraway in Savoirs situés : la question de la science dans le féminisme et le privilège de la perspective partielle, in Manifeste cyborg et autres essais, Exils Éditeur, 2007, p112-113
(3) Ibid, p 119
(4) Ibid, p 127
(5) Ibid, p 127
(6) Théo Bourgeron in La fabulation spéculative, de Zanzibar à Balard, aoc.media, 2021
(7) Starhawk, Rêver l’obscure – Femmes, magie et politique, éditions Cambourakis, 2015, p 294
(8) Silvia Federici, Caliban et la Sorcière, Femmes, corps et accumulation primitive, Entremonde et Senonevero, 2014, p 269
(9) Ibid, p 222
(10) Starhawk, op. cit., p 326
(11) Ibid, p 132
Camille Tsvetoukhine_Sous l’hégémonie du chant de blé
Du 17 février au 16 juin
Vernissage le 17 février de 18h à 21h
openspace pop-up
14 rue Stanislas
54000 Nancy
ouverture du mercredi au dimanche de 14h à 19h.