Pour dire le visible, mieux vaut se taire.
Tristan Tzara
Le travail d’Oriol Vilanova est une invitation à interroger notre attitude à regarder le monde, les choses qui nous entourent et à questionner l’habitude que nous avons d’organiser cette vision sur le modèle dualiste de la pensée moderne qui nous a conduit à l’agencer de manière catégorielle.
La catégorisation, le classement, le dénombrement, l’énumération sont devenus des outils caractéristiques de l’organisation de nos connaissances. Classer les objets, nos savoirs permet de les situer les uns par rapport aux autres. Mais toutes ces classifications ne peuvent jamais faire l’abstraction d’un point de vue.
« Il y a dans l’idée que rien au monde n’est assez unique pour ne pas pouvoir entrer dans une liste, quelque chose d’exaltant et de terrifiant à la fois. On peut tout recenser. » indique Georges Perec dans Penser Classer. Mais en précisant par ailleurs qu’« il y a dans toute énumération deux tentations contradictoires ; la première est de TOUT recenser, la seconde d’oublier tout de même quelque chose ; la première voudrait clôturer définitivement la question, la seconde la laisser ouverte. » (1)
Oriol Vilanova ne cherche pas, lui, à clôturer cette question. C’est pourquoi dans son travail, dans l’accumulation qu’il induit, il y a toujours un élément manquant, celui qui continuera cette accumulation de perspectives qu’induit la collection. Car Oriol Vilanova est un collectionneur. Il l’a été avant même d’avoir une pratique artistique. Cette, ces collections lui permettent d’accumuler les points de vues, faisant sien ce précepte de Perec qu’« il y a des choses différentes qui sont pourtant un peu pareilles ; on peut les assembler dans des séries à l’intérieur desquelles il sera possible de les distinguer » (2). Il ne reste alors qu’à « agencer tout cela selon des motifs suffisamment larges pour accueillir la diversité des objets rencontrés » (3) comme l’explique Georges Didi-Huberman au sujet de ses archives, qui agissent comme une collection.
On peut dire que c’est de cette manière que s’est constituée son étonnante collection de cartes postales, riche de plus de 150 000 éléments, et qui a supplanté toutes les autres. Ces images qu’il glane principalement en parcourant méthodiquement les marchés aux puces de Bruxelles, vêtu de son bleu de travail, lui permettent d’interroger une tranche de temps, la production d’un présent continu, la distance entre les lieux, les personnes et le temps, leurs perceptions. Chaque carte postale renferme une vie particulière, certaines ont plus de 100 ans et d’autres bien plus récentes. Elles n’en restent pas moins pour lui des radiographies de l’infra-ordinaire. Elles agissent comme des témoins de petits et grands moments, d’événements politiques et sociaux, tragiques, festifs ou libérateurs, mais aussi d’épisodes plus anecdotiques. En cela elles voient le temps, comme des « appareils à relire ou relier les temps passés » pour construire, faire surgir « un temps inattendu, inespéré, voué à prendre place dans le futur, celui d’une pensée nouvelle ». (4)
L’installation qu’il présente à openspace reprend le principe de plusieurs de ses précédentes pièces telles que notamment Anything everything (2015) ou No Hiding Place is Completely Safe (2022)tout en le détournant. Ce qui est visible ici est une image mentale, une somme d’images plus que des images en soi. Une modulation du visible. Oriol Vilanova opacifie les images pour en offrir le contenu autrement. Ce qui ne se voit pas est ce qu’il faut voir. Par une opération extrêmement légère, il pose au regardeur la question de la présence de l’œuvre, de son apparition, de sa disparition, de sa lisibilité, de son impact mémoriel, de sa valeur de monument qui lui fait défier la durée et s’inscrire en profondeur dans les mémoires. « C’est au regardeur lui-même de faire le travail de discernement en fonction de l’acuité et de la disponibilité de sa perception, en fonction de sa capacité personnelle à distinguer ce que l’artiste a posé dans le monde. […] Il s’agit […] de mettre la perception à l’épreuve de ses propres limites […], de permettre une ouverture du champ de la perception mais dans ses parages les moins démonstratifs et les moins tonitruants, dans ses visages les moins spectaculaires ».(5)
Oriol Vilanova invite ainsi le visiteur à reconsidérer la compréhension de l’invisible et de l’imaginaire et transforme l’exposition en hétérotopie, comme disait Michel Foucault, à savoir un espace de possibles inenvisagés, un espace de possibles bifurcations.
(1) in Georges Perec, Penser-Classer, Seuil, 2003, p164
(2) Ibid
(3) in Georges Didi-Huberman, Tables de montage, Editions de l’imic, « le lieu de l’archive », 2023, p13
(4) Ibid, p 18
(5) Thierry Davila, De l’inframince, Brève histoire de l’imperceptible de Marcel Duchamp à nos jours, Paris, Edition du Regard, 2010, p 16
Oriol Vilanova_Nous sommes arrivés jusqu’ici
Du 8 octobre au 7 janvier
Vernissage le 7 octobre de 18h à 21h
openspace pop-up
14 rue Stanislas
54000 Nancy
ouverture du mercredi au dimanche de 14h à 19h.