Le travail d’Elisa Pône s’entend dans la durée, celle d’une recherche polymorphique dont les ramifications s’expriment dans une multiplicité de formes et de langages. Au contraire de son écriture complexe, le propos qui s’y déploie énonce une unité d’intentions, celle de rendre compte de l’état circonstancié d’une époque contemporaine aux temps déliés, où s’entremêlent la question, et les conséquences induites, de l’idée de mouvement, tant au sein de la société que du regard que l’on porte sur elle. Ou comment interroger ce « matérialisme désenchanté qui rend compte du progrès et de son corollaire, l’aliénation » (1), comme a pu le faire Marco Ferreri dans son cinéma.
C’est d’ailleurs en se tournant vers un autre cinéaste que prend corps cette nouvelle étape de recherche. La troisième nuque fait ainsi référence au travail d’Alan Clarke, cinéaste britannique, dont le regard, porté sur la société anglaise, a cherché à expliciter sa structuration propre et ses enjeux liés, dans des films d’une grande expressivité formelle où le mouvement libre de la caméra emporte avec lui celui du spectateur dans le flux d’une lecture critique des contraintes comportementales que nous impose la structure même de la société et de ses institutions. Cette liberté de ton et de forme, Alan Clarke l’a mise en pratique au sein même de l’institution pour laquelle il travaillait, la BBC. Tout en respectant la structuration propre à la production audiovisuelle, il s’en empare pour créer une dynamique particulière, créant un corpus de films dense à un rythme soutenu. En ce sens, il fait sien ce précepte de Michel Foucault qu’évoque Maggie Nelson dans son essai De la liberté : « La libération ouvre un nouveau champ pour de nouveaux rapports de pouvoirs qu’il s’agit de contrôler par des pratiques de liberté » (2).
Ce qu’interroge alors Elisa Pône dans cette exposition est ce qu’induit toute structure imposée ou posée par nous-même, reprenant par là-même la doctrine centrale de la théorie situationniste cherchant « la nature de la réalité sociale et les moyens de sa transformation non pas dans l’étude du pouvoir, mais dans l’observation […] de l’expérience ordinaire ». Il est donc question dans cette exposition d’autonomie et d’automatisation avec l’implémentation d’une structure dans laquelle les œuvres évoluent « par un léger déplacement des formules courantes »(3).
Ce déplacement se situe ici dans des images, fixes comme animées, qui ont pour point commun une déambulation panopticale dans des lieux clos évoquant une double injonction à protéger et enfermer. Elles pointent un schéma de surveillance induit par le regard, ici démultiplié par les jeux de camera et de paroles. Elles questionnent ce regard et sa délimitation. En en contraignant l’amplitude, elles interrogent le rôle du cadrage, physique et mental, que nous impose l’évolution temporelle et ses corollaires, techniques et technologiques, qui oeuvrent sourdement à modifier notre perception et tendent à nous conformer à l’unité du monde. Elisa Pône sonde ainsi notre rapport au mouvement, celui du temps, de sa mutation, qui dégradent ou upgradent notre regard tout comme les objets qui apparaissent en contrepoint dans l’espace de l’exposition.
Ceux-ci y développent une vie autonome, accessoire et indépendante, comme autant de fausses pistes qui viennent troubler le récit. Ils obligent le spectateur à approfondir son regard sur le monde construit par les hommes, là où règne l’énigme de l’existence quotidienne, et de nouveau à le décadrer et le réajuster et « à rejoindre cette zone impersonnelle d’indifférence où […] toute prétention d’originalité se vide[…] de sens »(4). Comme des fantômes, des pièges, des peaux mortes, ces objets instaurent alors leur propre instabilité future et la nôtre, celle du corps regardant.
Se faisant, Elisa Pône questionne, tout comme le cinéma de Marco Ferreri, « le non-sens du monde fini des choses, parce qu’il met en scène les rapports de l’individu » avec notamment « des objets « emplis de vide, oubliés, réactivés » offerts à son désir, mais un désir sans objet » (5). Elle tend de ses mains un fil entre tous ces objets, situations et la manière dont on les regarde, nous invitant à le suivre pour découvrir sa pensée en mouvement.
(1) Gabriela Trujillo, Marco Ferreri, le cinema ne sert à rien, Capricci, 2020, p 48
(2) Maggie Nelson in De la liberté, Qu’âtres chants sur le soin et la contrainte, Editions du sous-sol, 2022, p18
(3) Greil Marcus, Lipstick Traces, une histoire secrète du XXe siècle, Editions Allia, 1998, 2018, p 194
(4) Giorgio Agamben in Création et anarchie, l’œuvre à l’âge de la religion capitaliste, Editions Payot & Rivages, 2019, p 30
(5) Gabriela Trujillo in Marco Ferreri, le cinema ne sert à rien, Capricci, 2020, p 54
Elisa Pône_La troisième nuque
Du 11 juin au 10 septembre
Vernissage le 10 juin de 18h à 21h
openspace pop-up
14 rue Stanislas
54000 Nancy
ouverture du mercredi au dimanche de 14h à 19h.